loge fidélité et prudence

créée en 1871 à genève, no 16

origines de la franc maçonnerie

13 Les Constitutions d'Anderson (1723)

Nous avons l’habitude de faire naître la Franc-Maçonnerie spéculative au solstice d’été de 1717. En réalité, en ce 24 juin, nous assistons seulement à la fédération de quatre Loges anglaises qui, jusque-là, ont pu se réunir dans des auberges aux noms pittoresques : A l’oie et au grill, A la Couronne, A la taverne du pommier, A la taverne de la coupe de raisin. Ce n’est donc là que l’aménagement fédératif de quelques Loges, qui veulent représenter un Ordre, mais ce n’est pas là la création d’une nouvelle idéologie. Avant cette date, la Franc-Maçonnerie existait comme Ordre spéculatif tant en Angleterre que sur le continent, ces Loges spéculatives ayant succédé aux Loges opératives, celles des constructeurs. (Eric Saunier)

En Angleterre, au premier Grand Maître Antoine Sayer succède, en 1718, Georges Payne, puis Théophile Desaguliers, docteur en droit, membre de la société royale.

Il n'apparaît pas qu'Anderson eut joué un rôle ni même pris la moindre part personnelle aux événements qui conduisirent à la constitution de la Grande Loge le 24 juin 1717. On a toutefois observé qu'à la fin de la première partie de ses Constitutions, lui-même nous dit que durant la Grande Maîtrise du duc de Montagu, des hommes d'Eglise et des universitaires (Clergymen and learned scholars) vinrent apporter leur adhésion à la jeune société. Cet apport d'intellectuels peut expliquer qu'Anderson fut choisi, suivant sa propre expression, "pour refondre les vielles constitutions gothiques". En décembre 1721, une commission de "quatorze Frères érudits" fut chargée d'examiner son travail et d'en faire rapport. En mars 1722, après quelques amendements, elles sont approuvées par le duc Philippe de Wharton (Grand Maître depuis le 24 juin 1722) et par le député, le pasteur Desaguliers. Un frontispice gravé par John pine orne cette édition publiée par les imprimeurs londoniens John Senex et John Hooke ; il montre l’ancien Grand Maître le duc de Montagu, en costume de Chevalier de la Jarretière, remettant ce texte au duc de Wharton et à Desaguliers.

Épuisé en février 1735, il connut une deuxième édition en 1738, revue et augmenté d'une consultation précieuse pour la postérité, car l'on y trouve la relation des débuts de la Maçonnerie spéculative, sur laquelle sans cette réédition, nous serions beaucoup moins renseignés. Consécration de la gloire, à la même époque parut un plagiat, le Pocket Compagnon for Freemasons, de William Smith.

Analyse. - Ce livre de 96 pages a été établi à partir des documents « gothiques », dont les « Anciens Devoirs », le vieux poème le « Regius » et le « Cooke ». Les Constitutions présentent le danger de faire remonter l’origine de la Franc-Maçonnerie aux mystères égyptiens, assyriens, babyloniens ou juifs. Les liens de métier s’atténuent aux profits de ceux de la fraternité.

Aussi, bien des groupes refusent l’esprit dicté par ces quatre Loges dont les membres sont fort cultivés et dont un pourcentage non négligeable appartient à la Société Royale d’Angleterre. Parmi les sept principaux rédacteurs du Livre des Constitutions, trois font partie de la « Royal Society of London », qui a été fondée en 1645 et dont Newton est l’actuel président (1703-1727). Face à ces savants s’opposent les Loges écossaises, celles d’Edimbourg et de Kilwinning. La politique des Stuarts cherche à rivaliser avec celle des Hanovres et cette branche de la Franc-Maçonnerie ne peut être indépendante lord de cette lutte.

La création de 1717 reste ainsi une énigme et bien des auteurs actuels ont pris position contre cette organisation. Déjà à l’époque d’Anderson, Dermott s’élève avec vigueur contre les Constitutions et il écrit : « Au lieu d’une renaissance, ce fut une rupture dans la Maçonnerie ancienne qui ce produit chez ceux qui organisèrent la Grande Loge de 1717 ».

Il y eut essais de rapprochement entre Derrmott et Anderson, entre les « Anciens » et les « Moderns ». Les retouches de 1738 n’apportent pas tous les apaisements souhaités et, en 1753, Dermott et ses amis fondent la « Très Ancienne et Honorable Société des Maçons libres et acceptés », qui reçoivent alors une constitution nommée « Ahiman Rezon ». La même année paraît la troisième édition des Constitutions d’Anderson qui reprend purement et simplement le texte de c1723. Cette lutte se termine cependant en 1815 avec la formation de la Grande Loge Unie d’Angleterre, dont les règlements généraux diffèrent du texte des Constitutions de 1723.

On peut dire que la Grande Loge Unie d’Angleterre hérite d’un certain esprit de la Grande Loge de 1717, mais qu’elle n’en est pas l’héritière directe et rigoureuse. Quoi qu’il en soit, les obédiences se réfèrent en général à ces « Obligations d’un Franc-Maçon » et en France, après la Grande Loge nationale Française, la Grande Loge de France décide, lors de son convent de 1967, de placer ce texte en tête de ses propres constitutions « comme référence à la pure et authentique Tradition maçonnique, dont elle entend maintenir le respect ».

Le Livre des Constitutions se compose de trois parties, la première prétendue historique, la seconde intitulée The Charges of a Free Mason, exposant les principes de l'Ordre, la troisième est une série de chansons.

1. Partie historique. Cette première partie est une histoire de l'Architecture, qui se confond avec la Maçonnerie opérative tout naturellement. On y trouve le mépris des contemporains d'Anderson pour le style "gothique" et leur préférence pour le style palladien. Sa valeur historique est nulle. Bourrée d'erreurs grossières, d'anachronismes, de récits fantaisistes, elle présente même l'incroyable lacune de ne pas mentionner en conclusion la fondation de la Grande Loge. Rien de plus décevant pour le moderne, si peu renseigné sur l'époque de transition entre les opératifs et les spéculatifs, que cette compilation où transparaît un prédicateur verbeux assuré de ne pas être interrompu. Ces défauts d'Anderson devaient aussi lui mériter les attaques furieuses des érudits ultérieurs, notamment de W. Begemann, au point que de nos jours, Anderson, finit par être l'objet d'un parti pris systématique de suspicion, et que la défiance à son égard, chez les spécialistes, prit figure de brevet d'esprit critique.

2. The Charges of a Free Mason  (Obligations d'un Franc Maçon)

Cette seconde partie forme un contraste avec la précédente. Anderson fut d'ailleurs probablement aidé pour la mettre au point, peut-être par cet esprit remarquable que fut J. Th. Désaguliers. Elle se subdivise comme suit :

I     : Touchant Dieu et la Religion.

II    : Touchant la magistrat civile.

III   : Touchant les Loges.

IV   : Touchant les Maîtres, Surveillants, Compagnons et Apprentis.

V    : Touchant la conduite sur l'Ordre au travail.

VI   : Touchant la manière de se comporter

-1   En Loge formée,

-2   Quand la Loge est finie et que les Frères sont en salle humide,

-3   Lorsque les Frères se retrouvent ensemble sans nul étranger, mais non en Loge,

-4   En présence des étrangers (non-maçons),

-5   A la maison et dans le voisinage,

-6   Envers un Frère étranger.

LES OBLIGATIONS D’UN FRANC-MACON

Ce texte peut prendre, parfois, quelques libertés avec le commentaire de 1723, mais il en respecte l’esprit.

Le premier article (touchant Dieu et la Religion) a fait que beaucoup d’encre a déjà coulé sur lui. Notre Frère Alain Marti en a fait une analyse, dont le texte est joint, en annexe, à cette planche.

Extraits des anciennes Archives des Loges répandues sur la surface de la Terre ; pour êtres lues lorsqu’on

fait un nouveau Frère, ou quand le Maître le juge à propos.

I     : Touchant DIEU et la RELIGION

Un Maçon est obligé, en vertu de son état, d'obéir à la loi morale, et s'il entend bien l'Art, il ne sera jamais un stupide athée ni un irréligieux libertin. Encore que dans les temps anciens, les maçons fussent obligés de professer, dans chaque pays, la religion de ce pays ou de cette nation, qu'elle quelle fût, il est tenu pour plus idoine aujourd'hui de ne les assurer qu'à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d'accord. Elle consiste à êtres bons, sincères, hommes d'honneur et de probité, par quelque dénomination ou croyance particulière qu'ils puissent être distingués. D'où il suit que la Maçonnerie est le centre d'union et le moyen de concilier une véritable amitié entre personnes qui, autrement, seraient demeurées à une perpétuelle distance.

II    : Touchant le Magistrat Civil, suprême ou subordonné

Un Maçon est un paisible Sujet des Puissances Civiles, en quelque endroit qu’il réside ou travaille. Il ne trempe jamais dans les complots et conspirations contraires à la paix et au bien d’une Nation. Il est obéissant aux Magistrats inférieurs. Comme la guerre, l’effusion de Sang et la confusion ont toujours fait tort à la Maçonnerie, les anciens Rois et Princes en ont été d’autant plus disposés à encourager ceux de cette Profession, à cause de leur humeur paisible et de leur fidélité.

C’est ainsi qu’ils répondent par leurs actions aux pointilles de leurs adversaires, et qu’ils accroissent chaque jour l’honneur de la Fraternité, qui a toujours fleuri pendant la paix. C’est pourquoi, s’il arrivait à un Frère d’être rebelle à l’Etat, il ne devrait pas être soutenu dans sa rébellion. Cependant on pourrait en avoir pitié, comme d’un homme malheureux : et quoique le fidèle Fraternité doive désavouer sa rébellion, et ne donner pour l’avenir, ni ombrage, ni le moindre sujet de jalousie politique au Gouvernement, néanmoins s’il n’était pas convaincu d’aucun autre crime, il ne pourrait point être exclu de la Loge, et son rapport avec elle ne pourrait être annulé.

III   : Touchant les Loges

Une Loge est un endroit où les Maçons s’assemblent et travaillent : de là vient qu’une assemblée ou société de Maçons dûment organisée est appelée Loge. Chaque Frère doit absolument dépendre d’une telle Loge, et être sujet à ses propres Statuts et aux Règlements généraux. Elle est, ou particulière, ou générale, ce qui se comprendra mieux, en la fréquentant, et par les Règlements de la Grande Loge ci-après annexés. Anciennement, aucun Maître ou Compagnon ne pouvait s’absenter de sa Loge particulière, quand il était averti d’y comparaître, sans encourir une sévère censure, à moins qu’il ne parût au Maître et aux Surveillants qu’il avait été empêché par la pure nécessité.

Ceux qui sont admis à être Membres d’une Loge doivent être des gens d’une bonne réputation ; pleins d’honneur et de droiture, nés libres et d’un âge mûr et discret. Ils ne doivent être ni esclaves, ni femmes, ni des hommes qui vivent sans morale, ou d’une manière scandaleuse.

IV   : Touchant les Maîtres, Surveillants, Compagnons et apprentis

Toute Promotion parmi les Maçons est fondée uniquement sur la valeur réelle et le mérite personnel ; afin que les Seigneurs puissent êtres bien servis, que les Frères ne soient exposés à aucune confusion, et que l’Art Royal ne tombe point dans le mépris. Il est impossible de pouvoir donner par écrit une description de ces choses-là. Mais chaque Frère doit être attentif dans sa place, et les apprendre d’une manière qui est toute particulière à cette Fraternité. Les Candidats peuvent seulement savoir qu’aucun Maître ne doit prendre un Apprenti, à moins qu’il n’ait suffisamment de quoi l’employer, et que ce ne soit véritablement un jeune garçon, n’ayant ni mutilation ni défaut en son corps, qui puisse le rendre incapable d’apprendre l’Art, de servir le Seigneur de son Maître, et d’être fait Frère et ensuite Compagnon, quand il en sera temps, c’est-à-dire après avoir servi un nombre d’années conforme à la Coutume du Pays. Il faut de plus qu’il soit descendu d’honnêtes parents, afin que lorsqu’il a d’ailleurs les qualités requises, il puisse parvenir à l’honneur d’être fait Surveillant, ensuite Maître d’une Loge, grand Surveillant, et enfin le Grand Maître de toutes les Loges, en conséquence de son mérite.

Aucun Frère ne peut être Surveillant, sana avoir passé par le degré de Compagnon avant son Election, qu’il ne soit d’une noble naissance, ou un Gentilhomme de la meilleure sorte, ou quelque Savant de premier ordre, ou quelque fameux Architecte, ou quelque autre Artiste, descendu d’honnêtes parents, et qui selon l’opinion de toutes les Loges est d’un mérite particulier.

Le Grand Maître, pour pouvoir mieux s’acquitter de son office, et d’une manière plus facile et plus honorable, a le pouvoir de choisir lui-même son député Grand Maître, qui doit être alors ou doit avoir été auparavant le Maître d’une Loge particulière. Il a le privilège de faire tout ce que le Grand Maître son Principal pourrait faire lui-même, à moins que ledit Principal ne soit présent, ou qu’il n’interpose son autorité par une Lettre. Les conducteurs et Gouverneurs suprêmes et subordonnés de l’ancienne Loge doivent, conformément aux anciennes obligations et aux Règlements, être obéis par tous les Frères dans leurs postes respectifs avec toute sorte d’humilité, de révérence, d’amour et de plaisir.

V    : Touchant la conduite de l’Art en travaillant

Tous les Maçons travailleront honnêtement les jours ouvriers, afin qu’ils puissent vivre honorablement les Dimanches et les jours de Fête, et on observera le temps marqué par les Lois du Pays, ou confirmé par l’usage. Le plus expert d’entre les Compagnons sera choisi et établi Maître ou Inspecteur des travaux du Seigneur, et il doit être appelé Maître par ceux qui travaillent sous lui. Les Compagnons doivent éviter les mauvais discours, et ne point donner les uns aux autres des noms désobligeants : ils doivent s’appeler Frère ou Compagnon, et se conduire avec politesse dedans et hors de la Loge.

Le Maître se sentant lui-même capable et adroit entreprendra l’ouvrage du Seigneur aussi raisonnablement qu’il se pourra ; il emploiera ses biens avec autant de bonne foi que s’ils étaient les siens propres, et il ne donnera pas à un Frère ou à un Apprenti plus de gages qu’il n’en mérite réellement. Tant le Maître que les Maçons, qui reçoivent leurs gages avec justice, seront fidèles au Seigneur, et finiront leur ouvrage honnêtement, soit que ce soit à la tâche ou à la journée : et ils ne feront point à la tâche l’ouvrage qui a coutume d’être fait à la journée.

Personne ne fera paraître l’envie, lorsqu’il verra prospérer un Frère ; il ne le supplantera point, et il ne le mettra pas hors de son ouvrage, s’il est capable de le finir lui-même, d’autant plus que qui que ce soit ne peut finir un ouvrage, autant au profit du Seigneur que celui qui l’a d’abord entrepris, à moins qu’il n’ait une parfaite connaissance du dessein et du plan de celui qui l’a commencé.

Quand un Compagnon sera choisi Surveillant du travail au-dessous du Maître, il sera fidèle tant au Maître qu’aux Compagnons, il visitera soigneusement l’ouvrage pendant l’absence du Maître pour le profit du Seigneur, et ses Frères lui obéiront. Tous les Maçons employés recevront toutes les semaines leurs gages, sans murmurer et sans se mutiner, et ils ne quitteront point le Maître, jusqu’à ce que l’ouvrage soit fini.

Un nouveau Frère sera instruit dans la manière de travailler, afin d’empêcher qu’il ne perde les matériaux par faute de jugement, et pour augmenter et continuer l’amour fraternel. Tous les outils dont on se servira pour travailler seront approuvés par la Grande Loge. Aucun laboureur ne sera employé dans ce qui concerne proprement la Maçonnerie, et les Francs-Maçons ne travailleront point avec ceux qui ne le sont pas sans une pressante nécessité. De plus, ils n’enseigneront point les laboureurs et les Maçons qui ne sont pas acceptés, de même qu’un Frère ou Compagnon.

VI   : Touchant la manière de se conduire

1)   Dans la Loge pendant qu’elle est constituée

Vous ne ferez point de Compagnies particulières, ou de conversation séparée, sans la permission du Maître. Vous ne parlerez d’aucune chose impertinente ou indécente. Vous n’interromprez ni le Maître ni les Surveillants, ni aucun Frère, pendant qu’il parle au Maître. Vous ne vous comporterez pas d’une manière burlesque et bouffonne, pendant que la Loge est occupée à ce qui est sérieux et solennel, et vous ne vous servirez d’aucun terme malséant, sous quelque prétexte que ce soit. Au contraire, vous aurez pour le Maître, les Surveillants et les Compagnons, toute la référence qui leur est due, et vous les comblerez d’honneur.

S’il y a quelque plainte faite, le Frère trouvé coupable s’en tiendra au Jugement et à la détermination de la Loge, où sont les juges compétents de telles disputes, à moins qu’il n’en appelle à la Grande Loge. C’est là qu’elles doivent être renvoyées, à moins que l’ouvrage du Seigneur ne soit en même temps retardé ; auquel cas, on peut nommer des Arbitres particuliers ; mais il ne faut jamais se porter partie contre qui que ce soit pour ce qui concerne la Maçonnerie, sinon lorsque la Loge le juge d’une nécessité absolue.

2)   Après que la Loge est finie, et lorsque les Frères ne sont pas encore retirés

Vous pouvez vous réjouir d’une manière innocente, vous traitez les uns les autres selon votre capacité, mais en évitant tout excès, et en ne forçant aucun Frère à manger ou à boire plus qu’il ne veut. Vous ne l’empêcheriez point de se retirer, lorsque ses affaires le demanderont, et vous ne ferez ni ne direz aucune chose qui puisse offenser, ou empêcher la facilité et la liberté de la conversation. Autrement, cette belle harmonie, qui doit être entre nous, perdrait une partie de son éclat, et le but louable que nous nous proposons s’en irait en ruine. Il ne doit point être question d’aucune pique ou querelle particulière dans l’endroit où se tient la Loge, encore moins de disputes touchant la Religion, les Nations ou la politique de l’Etat, parce que en qualité de Maçons, nous sommes tous de la Religion universelle dont il a été parlé ; comme aussi de toutes les Nations, de toutes les Langues et de toutes les familles.

De plus, nous sommes opposés à tous ceux qui parlent de la politique, parce que c’est une chose qui ne s’accorde pas et qui ne s’accordera jamais avec la prospérité d’une Loge. Cette obligation a toujours été étroitement enjointe et observée, mais particulièrement depuis la Réformation dans la Grande-Bretagne ou, pour le dire autrement, depuis que cette Nation est d’un sentiment contraire à la Communion de Rome, et qu’elle s’en est séparée.

3)   Lorsque des Frères se trouvent ensemble sans aucun Etranger, quoique ce ne soit pas dans une Loge

Vous devez vous saluer d’une manière civile, ainsi qu’on vous l’enseignera, en vous traitant l’un l’autre de Frère ; et vous vous donnerez des instructions mutuelles, quand il sera trouvé à propos. Mais cela se doit faire sans être vu ni entendu, sans empiéter l’un sur l’autre, et sans perdre le respect qui serait naturellement dû à un Frère, quand même il ne serait pas Maçon : car quoique tous les Maçons soient Frères sur le même niveau, cependant la Maçonnerie ne prive point un homme des honneurs, dont il jouissait auparavant, au contraire, elle en est un accroissement, particulièrement s’il a obligé la Fraternité, qui doit faire honneur à qui il est dû, et fuir les mauvaises manières.

4)   En présence des Etrangers, qui ne sont pas Maçons

Vous serez circonspect dans vos paroles et dans vos démarches, en sorte que l’Etranger le plus pénétrant ne puisse découvrir ou trouver ce qu’il n’est pas propre de donner à entendre, et quelquefois vous changerez de propos, ménageant cela pour l’honneur de la vénérable société.

5)   À la maison et dans le voisinage

Vous devez vous comporter en hommes de bonnes mœurs et en gens sages, et surtout ne point faire connaître à vos familles, à vos amis et à vos voisins ce qui concerne la Loge, etc. Tout au contraire, vous devez sagement consulter votre propre honneur et celui de l’ancienne Fraternité, pour raisons dont on ne doit pas faire attention.

Vous devez aussi prendre soin de votre santé, en ne demeurant point trop tard ensemble, ni trop loin de vos logis, après que les heures de la Loge sont passées, et en évitant la gloutonnerie et l’ivresse, en sorte que vous ne fassiez point tort à vos familles par négligence, et en vous rendant incapables de travailler.

6)   Envers un Frère Etranger

Vous l’examinerez avec précaution et suivrez en ceci la méthode que la prudence vous indiquera, afin de ne point vous en laisser imposer par un faux prétendant plein d’ignorance, que vous devez rejeter avec mépris et dérision ; en vous donnant de garde de lui communiquer le moindre rayon de lumière.

Mais si vous découvrez que c’est un bon et véritable Frère, vous devez en conséquence de cela le respecter ; et s’il est dans la nécessité, vous devez l’aider si vous pouvez, ou bien lui dire comment il peut être secouru : vous devez encore lui donner de l’occupation, pendant quelques jours, ou bien le recommander pour lui en faire trouver. Au surplus vous n’êtes pas obligé de faire plus que vous ne pouvez, mais seulement de préférer un pauvre Frère, qui est un bon et honnête homme à toute autre pauvre personne, qui se trouverait dans les mêmes circonstances. Enfin, non seulement vous observerez ces obligations, comme aussi celles qui vous seront communiquées par une autre voie, mais de plus vous cultiverez l’amour fraternel, qui est le fondement et la maîtresse pierre, de même que le ciment et la gloire de cette ancienne Fraternité.

Vous éviteriez les disputes, les querelles, la médisance et la calomnie, et vous ne souffrirez jamais que les autres médisent d’aucun honnête Frère ; au contraire vous défendrez sa réputation et lui rendrez toutes sortes de bons offices, autant que votre honneur et votre sûreté vous le permettront, mais non plus loin. Et si quelqu’un de vos Frères vous fait tort, vous devez vous adresser à votre Loge ou à la sienne, et de là vous pouvez en appeler à la Grande Loge un des jours de la communication du quartier : ensuite de quoi vous êtes en droit d’en rappeler à la Grande Loge annuelle, conformément à la louable pratique de nos Pères dans chaque Pays, lesquels ne poursuivaient jamais personne en Justice, à moins que le cas ne pût être décidé autrement, mais qui écoutaient patiemment l’avis sincère et amiable du Maître et des Compagnons qui sont en Procès, le Maître et les Frères doivent obligeamment offrir leur médiation, à laquelle les Frères qui sont en contestation devraient se soumettre d’une manière pleine de reconnaissance. Mais s’ils trouvaient cette soumission impraticable, ils pourront continuer leur Procès, non avec indignation l’un contre l’autre, comme il se pratique ordinairement, mais sans colère, sans rancune, en ne disant et ne faisant rien qui puisse empêcher l’amour fraternel, et en continuant à se rendre de bons offices.

En un mot, il faut qu’on reconnaisse en tout la bénigne influence de la Maçonnerie, qui a été cause que tous les vrais Maçons en ont agi ainsi, depuis le commencement du monde, et en agiront de même jusqu’à la fin des temps.


Analyse du premier article

(F. Alain Marti / Fidélité et Prudence, cette conférence a été présentée lors du congrès de la LUF en septembre 2003).

Selon un usage du Grand Orient de France, il vous a été donné lecture du premier articler des Constitutions d’Anderson, chartre fondamentale de la Franc Maçonnerie spéculative. C’est de ces Constitutions que j’aimerais vous entretenir à présent.

Voici encore une fois ce premier article :

« Un Maçon est obligé par sa tenure d'obéir à la loi morale et, s'il comprend bien l'art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux. Bien que dans les temps anciens les maçons étaient tenus dans chaque pays de pratiquer la religion de ce pays, quelle qu’elle fût, il est maintenant considéré plus expédient de seulement les astreindre à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d'accord, c’est-à-dire à être hommes de biens et loyaux, ou homme d’honneur et de probité, qu’elles que soient les dénominations ou confessions qui aident à le distinguer ; de la sorte, la Maçonnerie deviendra le centre de l’union et le moyen de nouer une amitié sincère entre des hommes qui n’auraient pu que rester perpétuellement séparés. ».

Il y a assurément beaucoup à dire sur ce texte et de fait beaucoup d’encre a déjà coulé sur lui. Il appelle effectivement des développements.

Commençons par quelques observations sur le texte lui-même !

Il y a d’abord le mot tenure qui mérite une explication. Parmi tous les mots pièges que recèle ce texte, à l’inverse de tous les autres, qui ont varié de sens avec le temps, celui-ci est par trop lié à une institution précise pour pouvoir s’adapter. C’est un terme de droit féodal. Dans le système féodal, un suzerain confiait un bien à ses vassaux pour leur permettre de rendre les services qu’il attendait d’eux, en particulier le service d’ost, soit ce que nous appellerions aujourd’hui le service militaire. On considère que, dans la société médiévale, après l’introduction des étriers pour l’équitation, et son corollaire que sont les armures pesantes, il faut quelques serfs pour entretenir un chevalier et son équipement. Lorsque le suzerain donne un fief à son vassal, il le met en position d’accomplir sa tâche. La tenure, c’est l’ensemble du fief et des devoirs qui lui sont liés. La tenure d’un noble au Moyen-Age, c’est donc l’ensemble des moyens mis à sa disposition pour lui permettre de remplir ses devoirs.

La projection de ce concept sur la condition du maçon est évidente : grâce à l’initiation, le maçon a reçu des privilèges qui lui permettent de remplir son serment.

Réservons le commentaire des mots « athée stupide » ou « libertin irréligieux ». Ces mots ne peuvent bien être compris que dans un contexte historique qu’il importe à présent d’exposer.

En substituant à toute forme de religion celle d’être homme de bien, Anderson renonce à toute forme de profession de fois ; cela revient à dire qu’il introduit le concept de tolérance, même si le mot n’apparaît pas dans son texte. À vrai dire, la tolérance n’était pas une idée nouvelle en 1723. Déjà en 1628, le pasteur hollandais Jacques Taurinus avait publié un « traité de Tolérance » (voir E.G. Leonard, Histoire générale du protestantisme, PUF, Paris 1961, volume II page 218). Ce n’était pas encore celle dont parla Voltaire, car Taurinus se limitait aux seuls calvinistes, qui étaient alors divisés entre partisans de Gomar et d’Arminius, soit de deux professeurs de l’université de Leyden qui s’opposaient sur la question de la double prédestination, pivot de l’enseignement de Jean Calvin. (ibidem page 214 et sq). Remarquons quand même à la gloire de cet auteur que son ouvrage date de 1618, soit l’année qui marque le début de la plus grande conflagration européenne en matière de guerres de religion, soit la Guerre de Trente Ans. Parler de tolérance dans une atmosphère de veillée d’armes demandait du courage.

John Locke en eu peut-être un peu moins, qui publia une lettre sur la tolérance en 1689, soit une année après le débarquement de Guillaume III d’Orange et de sa femme Marie en Angleterre, et leur prestation de serment sur Bill of rights, qui constitue l’avènement de la monarchie constitutionnelle en Angleterre ; dans une certaine mesure notre philosophe a volé au secours de la victoire. Mais cette tolérance, Locke la refusait aux athées, parce que le serment que ceux-ci pouvaient prêter, manquait de force.

En 1723, la tolérance est certes une manière de panser des plaies dans une Angleterre qui peine à sortir des séquelles de la guerre civile ; elle est une vertu civique, qui demande encore un effort à ceux qui la pratiquent ; mais elle n’est plus une nouveauté.

En passant, relevons la dette que nous avons envers Voltaire, qui s’est battu pour une vraie tolérance erga omnes en prenant fait et cause pour la malheureuse famille Calas de Toulouse, martyrisée pour cause de protestantisme, sous de faux prétextes. C’est à lui que nous devons la notion moderne de tolérance, telle qu’elle constitue aujourd’hui un fondement de nos Etats modernes.

Si nous limitons notre examen des Constitutions d’Anderson au seul concept de tolérance, nous risquerions de passer  à côté de l’essentiel. L’innovation la plus importante des Constitutions d’Anderson est en effet tout ailleurs que dans l’histoire politique ; il faut la chercher dans l’histoire de la philosophie. C’est le fameux problème de la connaissance. Comment l’homme peut-il connaître quelque chose du monde et comment peut-il être assuré que sa connaissance est sûre ?

Dans l’antiquité, les stoïciens avaient résolus ce problème grâce au concept de logos. Pour eux, le monde reposait sur une organisation rationnelle. C’est le lieu de ce souvenir que le sens premier du mot logos désigne un nombre, un compte, un élément de base des mathématiques, ce dont on rend compte et dont on peut rendre compte, car, comme nous dirions aujourd’hui, c’est objectif. Or le logos, principe d’organisation rationnelle est présent dans l’esprit de chaque humain. Il y a donc une étroite parenté de nature entre l’univers et l’homme et cette parenté est garante que l’homme peut accéder à la connaissance du monde, puisqu’il lui faut et lui suffit de descendre en lui-même. C’est d’ailleurs bien parce que la vérité profonde des choses est en l’homme que celui-ci peut reconstituer intellectuellement l’organisation du monde par l’effort de la raison. C’est le raisonnement déductif, qui a été pendant tout le Moyen-Age l’instrument de la scholastique.

Encore faut-il s’assurer que l’instrument est bien employé et que les raisonnements sont justes : c’est l’objet du traité de logique d’Aristote, son fameux « organon ».

Le monde moderne, dans le domaine de la pensée en tout cas, commence en 1620, lorsque Francis Bacon édite son ouvrage révolutionnaire, la nouvelle méthode de connaissance, auquel il donne le nom de « novum organon », par une allusion évidente à l’ouvrage d’Aristote devenu le guide de tous les penseurs du Moyen-Age. Bacon commence ce livre par ces mots :

« L’homme, serviteur et interprète de la nature, ne peut agir et comprendre qu’autant qu’il observe par l’expérience et la réflexion sur l’ordre de la nature ; il ne peut pas savoir ni entreprendre davantage ».

Cette phrase est sans doute anodine pour mois, mais elle est révolutionnaire par tous ses mots. Je commencerai par dire que ma traduction est imparfaite, parce que le texte traduit est moins évocateur que le tour que je lui ai imprimé. Littéralement Bacon n’emploie pas le mot expérience, mais il dit « observation par la chose ». Le mot expérience existait pourtant déjà, puisque c’est un mot latin, mais il semble que Montaigne ait été le premier à en faire usage dans son sens philosophique autour de 1580, en français. (voir Littré dictionnaire de la langue française et Dictionnaire historique de la langue française, les dictionnaires Robert, Paris). Bacon ne l’a peut-être pas su. Ce sens apparaît dans une définition citée par Lalande (Dictionnaire technique et critique de la philosophie, article expérience, note) : « la connaissance directe, intuitive, immédiate que nous avons des faits ou phénomènes. »

En qualifiant l’homme de « serviteur et interprète de la nature », Bacon rompt avec toute la tradition chrétienne qui fait de l’homme une image de Dieu. Il fait de la nature un ordre des choses connaissable qui cerne l’homme de toute part et qui s’impose à lui. L’homme n’en a pas une connaissance sûre puisqu’il ne peut au plus que l’interpréter, c’est-à-dire formuler sa manière de la comprendre. Du coup, Bacon a relativisé le savoir de l’homme. Certes Bacon n’a pas complètement rompu avec la philosophie antérieure à lui, puisqu’il réserve prudemment l’observation par la réflexion. Mais il a en tout cas ouvert un nouvel horizon, qui est celui de toute la science moderne.

La tentation de comprendre le monde par la raison reviendra très vite avec Descartes, qui affirme la raison comme le fondement de la création, en sorte qu’il renoue avec les stoïciens et la parenté de la raison (logos) tissait entre l’homme et l’univers. Descartes a eu l’ambition de créer un système rationnel permettant de ramener toutes les sciences à un fondement rationnel et objectif commun. En 1637, soit dix-sept ans après la parution du Novum Organum de Bacon, Descartes publie trois essais de physiques qu’il fait précéder d’une introduction, qui n’est autre que son célèbre « Discours de la Méthode ». La démarche de Descartes est nouvelle dans son aspiration à relier toutes les sciences par un fond rationnel commun ; elle ne l’est pas par l’affirmation imprudente que la raison est le fondement de l’univers.

Trois ans plus tard, Thomas Hobbes écrit ses Eléments de Droit Naturel et Politique, dans lesquels il consacre un passage à l’entendement humain et il affirme avec plus de netteté que Bacon :

 « Toute connaissance tire son origine de l’expérience ».

Une génération plus tard, John Locke publiera en 1689 son « Essai sur l’Entendement Humain », inaugurant une nouvelle démarche qui consiste à tenter l’analyse de la manière dont l’homme perçoit les phénomènes, ce qui revient à analyse aussi le degré de certitude que l’expérience peut revêtir. Cette nouvelle démarche sera suivie par beaucoup d’autres, comme Condorcet, Kant, plus près de nous, Piaget.

Une telle révolution ne pouvait pas ne pas avoir une influence sur la religion sous forme d’une véritable remise en question.

On peut la suivre dans l’Eglise catholique comme dans les Eglises issues de la Réforme. À Genève, il est normal de s’arrêter sur l’exemple de ce qu’a vécu l’Eglise de Genève. La crise de l’irruption de l’esprit d’observation scientifique se dédouble d’une crise propre à l’Eglise calviniste : d’un côté le doute sur la théorie de la double prédestination de Calvin (tous les hommes sont perdus depuis le péché originel, et Dieu sauve qui Il veut sans que les hommes n’y puissent rien faire) et de l’autre côté le raidissement dans la théologie du grand réformateur. La devise de Calvin « sola scriptura » résume le conflit. Calvin avait voulu dire que c’est l’écriture, c’est-à-dire les saintes écritures ou encore la révélation qui est la source du savoir.

À son époque, la formulée était employée en opposition à l’Eglise catholique, qui repose à la fois sur l’écriture et sur la tradition, c’est-à-dire toute la réflexion des pères de l’Eglise, qui ont forgé un savoir étranger à la Bible. Par l’écriture seule signifie donc un rejet de cette seconde source de savoir qu’est la tradition. Avec l’esprit scientifique, c’est une troisième source de savoir qui apparaît. La formule du rejet de la tradition devient alors aussi formulée du rejet de l’esprit scientifique.

Cette situation idéologique difficile se complique encore d’une situation politique plus difficile encore, du moins en Suisse. Si le calvinisme triomphant des Pays-Bas peut se permettre d’être tolérant et accueille sans réticence des juifs, des Catholiques romains, des gens de Port-Royal (la future Eglise catholique d’Utrecht), des Sociniens, des Luthériens, il n’en va pas de même en Suisse, ou la réforme vit dans un état de siège permanent, coincée entre le Louis XIV de la révocation de l’Edit de Nantes et les Habsbourg de la guerre de trente ans, et de plus cernée par des cantons catholiques, avec en outre l’Espagne à ses portes à l’ouest (la Franche-Comté qui est espagnole par un héritage de Charles Quint) et au sud (le Duché de Milan étant terre des Habsbourg d’Espagne).

C’est un état de guerre permanent, qui suppose un renforcement de la discipline. On a d’abord unifié les Protestants de suisse en affirmant que la réforme de Zwingli à Zurich et celle de Calvin à Genève était la même. Ensuite, la Réforme serre les rangs par des professions de foi. On en a écrit des quantités à cette époque. La plus célèbre fut rédigée en 1675, sous le nom de Consensus Helveticus. C’est en fait le dernier éclat du calvinisme pur. Cette profession de foi a fait l’objet d’âpres discussions entre les théologiens des cantons réformés et c’est un genevois qui en a été l’un des plus ardents promoteurs : François Turettini, qui fait accepter par le Petit Conseil que les pasteurs devaient signer cette profession de foi avant de pouvoir monter en chaire ; cette exigence a provoqué des déchirements chez nombres de pasteurs réfugiés de la révocation de l’Edit de Nantes. (sur le consensus Helvetius et ce qui suit, voir Maria Cristina Pitassi : de l’Orthodoxie aux Lumières, Labor et fides, Condé sur Noireau, 1922).

Ce triomphe tardif de la devise « par l’Ecriture seule » montre par sa date (1675) que, une génération après Descartes, les Eglises offraient encore une résistance farouche au rationalisme. C’était dans le contexte de l’époque. Les universités françaises interdirent l’enseignement de la philosophie de Descartes jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Berne interdisait non seulement l’enseignement mais aussi la vente des livres de Spinoza, de Pietro Aretino et de Descartes encore en 1680.

François Turettini mourut en 1687, laissant un fils, Jean-Alphonse, qui allait renverser l’œuvre de son père. Et pourtant, en 1669 déjà, du vivant de François Turettini et même avec son approbation, le Petit Conseil nomma Jean Robert Chouet professeur de philosophie, alors qu’il était notoire qu’il enseignerait la philosophie de Descartes. Cela se fit avec urbanité, le philosophe se contentant d’expliquer les sciences, mais s’en remettant à l’enseignement de l’Eglise pour tout ce qui a trait aux mystères de la foi.

Mais la brèche était ouverte. L’esprit nouveau s’engouffra par elle. En 1706, la vénérable Compagnie des Pasteurs prit le parti de renoncer à l’exigence de faire signer le Consensus. Mieux : elle admit officiellement qu’il était préférable de ne pas prêcher sur des sujets tels que la prédestination, car ces matières sont « très obscures et très difficiles, et nullement essentielles au salut. » De plus, la rigueur des genevois là-dessus faisait obstacle au rapprochement souhaité avec les luthériens et les anglicans. (Pitassi, op. cit. p53).

Jean Alphonse Turettini, le fils de François, étudia la philosophie en même temps que la théologie et revint à Genève enseigner toutes deux. Il se fit le champion du rationalisme de Descartes et c’est lui qui fit abolir à Genève le Consensus Helveticus, l’œuvre de son père. C’était en 1725. Depuis ce jour -là, l’Eglise de Genève n’a plus jamais connu de profession de foi et n’en a par conséquent plus jamais imposée à ses fidèles.

Ce fut l’origine d’une extraordinaire évolution. En quelques décennies, les pasteurs se transformèrent en gardiens bienveillants de la morale, abandonnant tout esprit doctrinaire. Il est difficile d’imaginer jusqu’où cette évolution a pu mener. Nous en avons un témoignage certain. La prédication était un pilier de la vie genevoise, puisque le culte se célébrait plusieurs fois par jour et que les sermons devaient assurer la pureté de la foi de tous, adultes et enfants. Les pasteurs étaient aussi astreints à prononcer cent cinquante sermons par an et devaient en soumettre septante-cinq par écrit à la Vénérable Compagnie des Pasteurs. C’est ainsi que, avant 1725, on assurait l’homogénéité de l’enseignement. Nous avons encore ces sermons. Ils reflètent la pensée dominante de leur temps.

Après la période napoléonienne s’est produit un reflux vers une foi authentique et engagée ; on a nommé ce mouvement le Réveil (voir Gabriel Mutzenberg : A l’Ecoute du Réveil, Bevaix 1989 Ed. Emmaüs). L’un des protagonistes de ce mouvement, Empayataz s’est penché sur cette source d’information et, ayant lu cent nonante-sept sermons prononcés dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, il n’en trouva pas un seul où aurait été affirmé le caractère divin du Christ. (E.G. Léonard : Histoire Générale du Protestantisme, PUF, Vendôme 1964, vol. 3 page 56).

Cette évolution de la société religieuse de Genève est sans doute caractéristique de cette époque. Mais Genève fait figure d’exception en Suisse, où Neuchâtel et Berne se montrent beaucoup plus conservateurs, comme Rousseau en fera l’expérience à ses dépens. Cependant en Angleterre puis en France les choses sont allées beaucoup plus loin qu’à Genève. Le déisme, banni à Genève, fit beaucoup d’émules, notamment Voltaire et les Encyclopédistes et d’aucuns n’hésitèrent pas à verser dans l’athéisme.

Nous voilà désormais mieux armés pour comprendre la particularité des Constitutions d’Anderson. Dans la mesure où elles recommandent la tolérance et le respect d’autres convictions et dans la mesure où elles ouvrent tout grand la porte à l’esprit scientifique, pas que certaines universités et sociétés savantes avaient déjà franchi, ces Constitutions sont banales. Mais ce qui n’est pas banal, mais au contraire très remarquable, c’est d’une part la forme, soit un document à vocation normative, soit encore une règle destinée à s’imposer comme une obligation, et c’est d’autre part l’alliance qu’elles créent entre la morale et la science, alliance unique, aucune institution n’ayant jamais tenté de les lier de cette manière. Anderson a créé de la sorte les conditions intellectuelles et morales de l’apparition du monde moderne.

Relevons enfin à l’éloge d’Anderson que son ouvrage s’est avéré tellement souple qu’il s’est adapté sans aucun problème à toutes les transformations que la société civile a subies depuis le début du dix-huitième siècle sans aucune difficulté. C’est d’autant plus remarquable que non seulement les Eglises mais même la société civile sont loin de pouvoir en dire autant. Cette faculté d’adaptation est assurément une des caractéristiques de la Franc Maçonnerie, qui a indubitablement contribué à sa diffusion dans le monde entier en un temps très bref dès sa naissance